Et sans surprise elle réussit en la vente de son trouble. La liberté de chacun en lien. Sur catalogue de formation en organisation.
– J’ai déjà un grand compte qui m’a approchée pour que je mette sur pied un programme de développement personnel des managers. Au plus singulier de chacun d’eux. Au plus près des interactions vertueuses qui font la réussite du métier. Mais aujourd’hui je voudrais revenir sur ma « compétence »…
Je ne dis rien. Elle poursuit. Elle en a, au fil des séances, pris la mesure de la puissance de mon silence. Et elle libre-associe idées et affects :
– J’ai toujours progressé par ruptures successives. D’abord le choix de mes études supérieures, en opposition à mon père, ensuite quitter la maison, quitter maman, rejoindre un Cabinet, m’éloigner de mes amis qui auraient bien pu devenir mes associés, tomber amoureuse et le laisser tomber, et qu’il épouse une autre – pas de chaînes à mon annulaire, jamais -, quitter la grande entreprise et m’associer avec eux, mes amis dans la ronde de la vie retrouvés, ne pas répondre aux avances de bien d’autres amoureux – il y a un Amour dans ma vie et je l’ai quitté…
– Quelle était la ronde en votre foyer ?
– ?!
Comme à chaque fois, elle commence par perdre les pièces du puzzle si bien posé. Puis, elle se penche vers moi comme sur un visage Picasso au sein du cadre qu’elle connait. Elle s’y reconnait en sa propre complexité. Sans plus bonne figure composer. Et la confusion lui va si bien.
– Vous voulez dire…?
– Quel était le jeu qui vous liait, à vos frères et sœurs, et à vos parents puis à chacun d’eux.
– Chez-nous, papa était central. Il s’entourait de « sa » famille en version carte postale. Pour se confier, seulement, il y avait maman. Elle faisait le lien ou la coupure avec papa. Ils se disputaient beaucoup ! Nous étions, frères et sœurs, témoins impuissants de cela.
– Et entre vous, quelles étaient les alliances et mésententes ?
– ?!
– Aviez-vous une relation particulière avec quelqu’un de précis, de singulier, dans la fratrie ?
– Tout passait par ma mère. Chacun de nous se sentait en l’impossibilité de se lier à d’autre qu’elle. Elle était comme un « hub » affectif. Cela dit… Je partageais ma chambre avec ma plus jeune sœur. Chacune son lit, chacune son bureau… chacun sa vie !
– Et des confidences au soir quand chacune est dans sa couche et que guette la vraie vie ?
– …
– …
– Jamais le souffle d’un mot… Mais des mots échangés oui ! Chacune écrivait dans des bouts de papier ce qui lui passait par la tête et nous les échangions sur la table qui séparait les deux lits. Qu’est-ce qu’on a ri ! Puis, j’ai grandi, et je me suis éloignée d’elle et d’enfantillages faciles.
Jamais enfantillages ne sont faciles. Orfèvrerie du plomb de la vie.
Cette scène, que je convoque en mon esprit, est la scène de l’amour jouée par elles : l’enfant, par le jeu, exprime son fantasme enfoui. Et les scènes qu’il compose sont les scènes primitives qui le construisent. Il est bon d’y revenir quand le lien, comme ici, semble « interdit ».
Mais l’heure tourne et je reviens vers la sortie.
– Aujourd’hui, vous dites ne pas être capable de dire à l’autre autre chose que « je te veux ou je te dépose », et continue ma route. Et pourtant, ici, vous venez et vous dites l’indicible une semaine puis l’autre. Sans vouloir et sans renoncer. Juste poursuivre un fil de rencontres insensées.
– C’est que votre silence et la liberté de parole dont je jouis sont inédits. J’aimerais avoir cet accueil inconditionnel et aussi pouvoir tâtonner à coup de mots désordonnés en bien d’autres endroits, et notamment cette semaine auprès de mon collègue sur une affaire qui nous concerne tous deux…
– Nous allons nous arrêter là.
– Et voir directement avec lui… ?!
Faire l’amour de part et d’autre d’une faille entre deux lits.